Cinéma et anticipation, interview avec Jean-Gabriel Périot

 

Est-ce que le cinéma d'anticipation est un genre qui vous intéresse ? Et pourquoi?

Depuis l’enfance, j’aime le cinéma de science-fiction et d’anticipation. Et je continue à voir pas mal de film de SF au cinéma, même si rares sont les bons films, ceux qui dépassent le simple spectacle pyrotechnique. C’est un des rares genres commerciaux du cinéma qui m’apporte du plaisir en tant que spectateur, et même si je suis avant tout spectateur de cinématographies plus « sérieuses » et exigeantes, je continue d’avoir besoin de plaisir en allant en salles.

Il y a deux aspects qui rendent ce genre plus intéressant que d’autres comme les polars, les films romantiques, les comédies… Le cinéma de science-fiction est un cinéma souvent novateur en terme de techniques, les réalisateurs de tels films doivent en permanence inventer des formes. De plus, en travaillant sur des projections de nos propres futurs, ces films, sans être forcément politiques, sont des films qui interrogent ces futurs que nous préparons dès aujourd’hui et qui questionnent les limites de nos propres présents.

 

Pensez-vous que le cinéma soit le medium le plus approprié pour produire des visions et des discours sur le futur?

Je n’en suis pas certain. La littérature, avant le cinéma, a été le médium principal de l’anticipation, et elle reste encore très forte aujourd’hui (surtout si on lui inclut la bande dessinée). La littérature n’a pas besoin d’effets spéciaux pour faire fantasmer les lecteurs et inventer des mondes imaginaires, alors qu’au cinéma, la qualité de ces effets laisse souvent à désirer et nuit au travail de l’imaginaire. Mais finalement ce sont les œuvres qui comptent, plus que leurs supports. Pour ne citer que quelques exemples, que 1984 de Georges Orwell ou Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley soit des livres, L’incal  de Jodorowsky et Moebius une bande dessinée, La jetée de Chris Marker un film, ne changent rien à l’importance qu’ils ont comme marqueurs du genre, et comme œuvres importantes de notre culture, et ce indépendamment de leur support.

 

Par rapport à la fiction, comment le documentaire peut-il nous parler du futur?

Il me semble que le documentaire ne peut pas vraiment être un lieu de questionnement du futur. Le documentaire s’inscrit dans le réel, qu’il soit présent ou passé. Il ne peut se télé-transporter dans le futur, il ne peut pas recréer des mondes par essence fictifs. Ceci dit, des films documentaires s’interrogent sur les futurs à venir, mais ils ne peuvent le faire avec les mêmes outils que la fiction. Ce sont souvent des films prospectifs, ou de futurologie, plus que des films d’anticipation.

 

Est-ce que la réflexion sur la ou les formes que prendra le monde à l'avenir accompagne votre démarche de réalisateur?

Je ne sais pas... Il me semble que je m’interroge avant tout sur notre présent et comment celui-ci a été et est modelé, comment notre mémoire et les idéologies contemporaines qui en découlent sont construites. Ceci dit, il est très probable que je ne fasse des films que par pessimisme et que chacun de mes films soit ma propre lutte contre ce pessimisme. Et le pessimisme, comme l’optimisme, sont des sentiments de projections dans le futur.

 

Comment est née l'idée de "We are become death" ?

La création de la bombe et le développement de l’énergie atomique (peu importe pour moi quelle soit civile ou militaire) est un césure historique très importante dans l’humanité. Une césure qui a créé un court-circuit temporel. A partir du premier essai dans le désert américain, l’homme venait de se doter d’une technologie permettant son propre anéantissement mais aussi il devenait impossible de revenir en arrière et d’empêcher cet anéantissement à venir. L’homme venait de détruire son futur.

Pour suivre Günther Anders, à partir du moment où l’homme a toujours utilisé les technologies qu’il a créées, il est certain que nous avons un seul destin possible : la destruction de l’humanité par l’énergie atomique (sauf évidemment si une des autres saloperies que nous avons inventées depuis ne nous achève avant). Qu’il n’y ait pas eu d’autre bombardement depuis Nagasaki, que Tchernobyl ou Fukushima n’aient été que des « accidents », importe peu. Il y aura toujours un jour où quelqu’un appuiera sur le bouton rouge, il y aura toujours un jour un « accident » tel que celui-ci ne pourra pas être maîtrisé.

Par rapport au temps de l’homme, voire à celui de l’humanité, la vie de l’énergie atomique semble éternelle. Quand bien même nous arrêterions aujourd’hui toute production de matière atomique, que nous remiserions nos bombes et démantèlerions nos centrales, nous avons fabriqué assez de matière fissible, intraitable, pour faire exploser la Terre. Peu importe la profondeur des tunnels que l’on creuse pour enfouir les déchets, peu importe les précautions que l’on prend, il ne peut pas ne pas y avoir de problème. Peu importe que celui-ci soit demain, dans un an, dans milles ans…

Faire un film sur le futur ne pouvait être pour moi qu’un film sur cet instant qui acheva à jamais toute possibilité que nous avions d’un futur ouvert.

 

Selon vous, est-ce l'invention de Oppenheimer, et les usages postérieurs qui en ont été faits, qui décideront de l'avenir de l'humanité?

Effectivement, et peu importe Oppenheimer ou ceux qui le suivent, nous inclus, la chimère atomique nous détruira dans tous les cas, quelques soient nos actions ou nos réactions

Nous avons totalement refoulé depuis les dernières grandes luttes antiatomiques des années 70, la question du nucléaire de nos sociétés. Même un « accident » comme Fukushima, nous le vivons comme quelque chose de lointain (je ne parle pas de géographie physique – j’étais au Japon peu après l’accident et les Japonais étaient aussi démunis voire détachés que n’importe qui dans le monde).

Je suis souvent intervenu dans des classes scolaires avec mon film sur Hiroshima Nijuman no borei (200000 fantômes). Rares sont les adolescents ou jeunes adultes qui savent que la France possède la bombe atomique, qu’ils existent suffisamment de bombes dans le monde pour faire exploser plusieurs fois la terre, que l’énergie atomique n’est pas propre, etc. Cette ignorance est dangereuse. Car le peu qui pourrait être fait pour essayer de contrer les tenants de l’industrie nucléaire est laissé à trois activistes de Greenpeace, alors que la nucléaire est une question vitale qui nous concerne tous, mais que nous déléguons par ignorance ou facilité.

 

Pourquoi l'anticipation relève-t-elle plus souvent de la dystopie que de l'utopie?

Il y a deux types d’œuvres d’anticipations, me semble-t-il.

Dans les premières, les humains qui survivent ou qui résistent, arrivent in fine à poser les bases d’une nouvelle humanité, même si celle-ci reste à reconstruire. Ces œuvres ne vont pas jusqu’à être utopiques mais gardent un fort espoir en l’Homme et dans une humanité qui, même réduite, reste indestructible (au moins en tant qu’espèce).

Après, il y a des œuvres où les résistances et les oppositions de quelques uns sont utiles à la machine elle-même pour améliorer ses performances. Ce sont des œuvres assez souvent violentes et déprimantes en tant que spectateur car elles postulent la non liberté, l’impossibilité du libre arbitre. Elles poussent au paroxysme les défauts des systèmes idéologiques passés ou présents, comme le socialisme d’URSS ou l’ultra capitalisme contemporain

L’anticipation est un exercice de mise au futur du présent, de ses qualités mais aussi de ses défauts et ceux-ci sont souvent plus nombreux. Malheureusement, nos présents n’ont pas de quoi nous rendre optimismes quand à nos futurs…

L’utopie est un outil idéologique, c’est un rêve dans lequel on veut croire, un rêve que l’on veut rendre réel, un rêve que l’on ne veut pas laisser à la seule imagination de leurs auteurs. L’utopie appelle à l’action, elle est du domaine du politique. Et plus de l’art ou de la culture.

 

Maxime Maillard
La Côte
18 avril 2014